Novembre 2017

 

Le « Spinoza laïque »

Une philosophie de liberté et de combat contre la théocratie

À partir des textes choisis et présentés dans La laïcité

Textes choisis & présentés par Henri Pena-Ruiz

 

« Plus chaque homme cherche ce qui lui est utile, plus les hommes sont réciproquement utiles les uns aux autres. Plus, en effet, chaque homme cherche ce qui lui est utile et s'efforce de se conserver, plus il a de vertu ou, ce qui est la même chose, plus il a de puissance pour agir selon les lois de sa nature, c'est-à-dire suivant les lois de sa raison.»

« Homo homini deus.» (Voir l’annexe I)

« On établit que dans un État libre chacun a le droit de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense… Moins donc on accorde aux hommes la liberté de la pensée, plus on s’écarte de l’état qui leur est le plus naturel, et plus par conséquent le gouvernement devient violent… La ville d’Amsterdam n’a-t-elle pas expérimenté les bienfaits d’une grande liberté?... Dans cette florissante République et ville splendide, des hommes - de toute origine nationale et appartenant à toutes sortes de sectes religieuse -  vivent entre eux dans la concorde la plus parfaite… Quant aux différentes religions et aux différentes sectes, que leur importe ? Et de même devant les tribunaux, le juge ne tient aucun compte des croyances religieuses pour l’acquittement ou la condamnation d’un accusé. » (Voir l’annexe II) 

« Ces considérations montrent clairement :

I. Qu’il n’y a rien de plus funeste à la fois à la religion et à l’État que de confier aux ministres du culte le droit de porter des décrets ou d’administrer les affaires publiques ;

II. Que rien n’est si périlleux que de rapporter et de soumettre au droit divin des choses de pure spéculation, et d’imposer des lois aux opinions qui sont ou peuvent être un sujet de discussion parmi les hommes. » (Voir l’annexe III)

 

C’est le « Spinoza laïque » qui est convoqué ici.

À la lumière des textes choisis et présentés par Henri Pena-Ruiz dans son livre : La laïcité, nous allons souligner un autre aspect de la philosophie du libre-penseur hollandais : son pari laïque pour la liberté contre les fanatismes religieux et pour la séparation de l’État et des Églises.   

Dans le descriptif du cours intitulé le « Spinoza de gauche » ou la réinvention d’une philosophie de l’émancipation nous lisons :

« Le « Spinoza de gauche » qui nous est aujourd’hui familier est largement le produit d’une réinvention au terme de laquelle un penseur du XVIIe siècle est (re)devenu notre contemporain, à même de livrer les clés des grands défis de notre temps, marqué par la défaite du « socialisme réellement existant » et les nouvelles mutations du capitalisme… »

(Descriptif des enseignements 2017-2018, département de philosophie de Paris 8.)

Il nous semble qu’à ces deux grands défis de notre temps, justement mentionnés ci-dessus, il faut rajouter au moins un troisième aussi important à notre avis que les premiers et qui s’est manifesté dans le monde à partir des années 1980. C’est le réveil du fondamentalisme religieux sous diverses bannières mais principalement sous des formes théocratiques et intégristes. À notre sens, c’est également face à ce défi que la pensée de Spinoza garde toujours, voire même plus que jamais, son actualité, et qui, en reprenant les termes du descriptif, (re)devienne notre contemporain.     

Bien que le mot laïcité apparaisse deux siècles et demi plus tard dans la France des années 1870, on trouve pertinemment formulés ses principes de base dans la pensée laïque de Spinoza. On y trouve en effet les fondements théoriques de ce qui continue d’être, par les temps religieux qui courent, de l’Est à l’Ouest et du Nord au Sud de notre monde, la principale arme théorique et pratique contre la théocratie et l’emprise de la religion.    

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Henri Pena-Ruiz, écrivain et agrégé de philosophie, est surtout connu pour ses travaux sur la laïcité. En 2002, il est nommé par le ministre de l'Éducation nationale comme membre du Comité national de réflexion et de propositions sur la laïcité à l'école. En 2003, en pleine affaire du voile islamique dans les écoles, il fait partie des vingt « sages » de la commission sur la laïcité présidée par Bernard Stasi. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont : Dictionnaire amoureux de la laïcité, Paris, Plon et La Laïcité Textes choisis & présentés. GF Flammarion, collection Corpus, 2003. C’est ce dernier livre qui fait l’objet de notre propos ici. En fait, il s’agit d’un recueil de textes philosophico-politiques, choisis et commentés par l’auteur, et qui vont de Platon et Lucrèce à Jean Jaurès et Max Weber en passant par Saint Augustin, Averroès, Descartes, Locke, Voltaire, Rousseau, Kant… et bien sûr Baruch Spinoza.

Il faut savoir que c’est dans le contexte d’une situation historique particulière, aussi bien en France que plus généralement dans le Monde, que la question de la laïcité s’est (re)posée dans sa pertinence et son actualité, à la fois dans sa réalisation sociale et politique que dans ses déterminations d’ordre théorique, philosophique et conceptuel. C’est la question du rapport entre l’État et la religion (et réciproquement), la question de la liberté de pensée et de conscience ainsi que celle de l’égalité des citoyens quelque soit leur opinion religieux, antireligieux etc., comme fondements du concept de la laïcité, qu’il s’agit aujourd’hui de reprendre, repréciser et repenser, sinon refonder. C’est ainsi que la relecture de Spinoza, à travers sa philosophie de liberté et de combat contre fanatisme liberticide, prenne toute sa pertinence ici à notre époque.

On sait qu’à partir des années 1980 plusieurs évènements d’ordre social, politique et économique, national et international, ont bouleversé profondément la situation objective et subjective du combat des hommes et des femmes pour leur émancipation sur notre terre. Le monde tel qu’il a commencé avec la Révolution d’octobre 1917 jusqu’aux années 1970 et qui se caractérisait par la toute-puissance des capitalismes d’État-nation, le colonialisme et les luttes pour l’indépendance du Tiers-monde,  la rivalité des deux blocs : capitalisme/socialisme réel, la centralité hégémonique de la classe ouvrière et de son organisation, fondée sur l’avant-gardisme (de classe), du Parti-État et du rôle providentiel du travail (salarié)…  tout cela est radicalement révolu.

Citons quelques mutations qui ont modifié la face du monde, qui ont ébranlé les situations nationale et internationale telle qu’elles prévalaient au cours de la majeure partie du XXème siècle et qui nous invitent aujourd’hui à revoir la politique d’émancipation et par conséquent la « philosophie politique », donc à relire Spinoza encore et encore :

1° le processus de La mondialisation, aujourd’hui de nature capitaliste, et de la fin d’État-Nation est devenu un phénomène irréversible de notre temps.

2° la fin, en pratique et en pensée, du « socialisme » du XXe siècle, le « socialisme réellement existant » et la « social-démocratie», ainsi que les évolutions du capitalisme devenu mondialisé posent la question de la refondation de la nouvelle pensée d’émancipation.

3° la montée des puissances réactionnaires, régionales et locales, d’Est à l’Ouest, du Nord au Sud, qui rivalisent aujourd’hui avec les grandes puissances classiques (USA, Europe occidentale, la Russie et la Chine) dans la domination, la guerre, le pillage et l’oppression des peuples, constituent aujourd’hui le nouveau visage géopolitique de notre monde, en rupture avec le monde des deux superpuissances ou des deux blocs du 20ème siècle.

4° Le réveil des nationalismes, populismes et identitarismes, mais tout  particulièrement, ce qui nous intéresse ici, l’irruption des théocraties et de l’intégrisme religieux dans le monde, au Moyen-Orient, au Maghreb, en Occident etc. Rappelons que c’est l’avènement de la théocratie chiite en Iran, à la suite de la Révolution de 1979 dans ce pays, qui a joué (à côté d’autres facteurs) le rôle de déclencheur majeur dans l’apparition et l’essor des mouvements islamistes intégristes à travers le monde.

Par ces rapides considérations sur la nouvelle situation mondiale et en particulier sur le phénomène théocratique, nous avons voulu tout simplement attirer l’attention sur la pertinence actuelle, contemporaine, de ce que nous appelons l’actualité de « Spinoza laïque », non pas en une quelconque opposition avec le second Spinoza, le « Spinoza de gauche » convoqué principalement en France dans les années 1970, mais, loin de là, comme son complément nécessaire et obligé, et à bien des égards aussi important, dans l’état du monde actuel examiné dans ses diverses déterminations et d’un point de vue non occidentalo-centriste mais multilatéral.   

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Dans le travail présenté par Pena-Ruiz, six rubriques ou moments, selon sa propre terminologie, illustrent par des textes choisis dans les œuvres philosophiques l’essence de la laïcité. Nous allons nous pencher sur deux de ces moments dans lesquels sont présentées tout particulièrement les conceptions laïques de Spinoza.

Sous le moment Valeurs et principes de la laïcité (pages 132-135), l’auteur présente deux textes de Spinoza (Éthique IV, prop. XXXV et Traité théologico-politique(TTP), chap. XX, tous les deux dans l’édition GF-Flammarion – Voir les annexes I et II). Il s’agit, selon l’auteur, de « remonter aux sources philosophiques de l’émancipation laïque ; ce moment expose les valeurs et les principes dégagés tant par les philosophes de la conscience libre que par ceux de la société refondée sur la justice. » (La laïcité, Page 15). Spinoza est présenté ici par sa philosophie de la raison, de la liberté de conscience et de jugement, dans une République libre et non soumise aux lois du fanatisme et des sectes religieuses. Le chapitre XX du TTP donne l’exemple d’Amsterdam comme cité de la tolérance mutuelle (La laïcité, page 133).

Sous une autre rubrique, l’État émancipé : la séparation laïque (pages 157-186), Pena-Ruiz présente un extrait du chapitre XVIII du TTP (voir l’annexe III). Il s’agit, selon l’auteur, « d’exposer les éléments conceptuels de la refondation laïque de l’État. On y trouve les grandes références de la pensée classique des limites de l’État, du respect de la sphère privée, de la nécessaire séparation des autorités religieuses et de l’autorité politique. » (La laïcité, Page 15). Spinoza est convoqué ici  pour sa défense de la séparation de l’État et des Églises, sans interférences et ingérences de l’une des instances dans l’autre, ce qui constitue l’un des trois piliers de ce qu’on va nommer deux cent ans après la laïcité. En conclusion de notre propos nous reviendrons sur les principes de la laïcité et le rôle précurseur de la pensée de Spinoza à cet égard.

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En considérant les textes de Spinoza présentés par Henri Pena-Ruiz, nous allons maintenant au cœur de notre sujet en posant la question suivante : en quoi le philosophe libre penseur hollandais du XVIIe siècle peut-il être considéré comme un des grands précurseurs (sinon le plus grand) de ce qui va être connu en France en 1905 et aujourd’hui un peu partout dans le monde sous le nom de laïque et laïcité ? Mais avant de répondre à cette question, il faut dire quelques mots sur « marginalité » de Spinoza et la particularité de la Hollande de son époque.   

Spinoza est le fils des émigrés juifs d’Espagne qui ont fui les persécutions de l’Inquisition chrétienne dès le XIVe siècle et qui ont cherché refuge dans les Provinces Unies, la seule terre d’asile à cette époque d’une Europe plongée dans l’obscurantisme et sous l’emprise de l’absolutisme et de la religion.

Mais cette Hollande républicaine et tolérante, sous le libéral Jean de Witt, n’est pas du tout à l’abri de querelles d’Églises et de sectes, de la montée de l’intolérance théocratique des théologiens et du peuple sous leur influence. Les différentes autorités religieuses (chrétienne, calviniste, juive, etc.) cherchent par tous les moyens à instaurer leur domination politique, culturelle et spirituelle sur le pays : en intervenant dans les affaires de l’État pour appliquer leur propre crédo dogmatique, en  excommuniant les hérétiques voire même en les éliminant physiquement, en abhorrant les libertés et particulièrement la liberté de penser, d’écrire et d’opinion.

Le 27 juillet 1656, Spinoza est excommunié par les autorités rabbiniques de la communauté juive. Il est reconnu "hérétique" pour avoir, semble-t-il, contesté au sein de celle-ci la vérité de la Thora, l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu. Peu de temps auparavant, un homme aurait même tenté de le poignarder. Quelques années plus tôt, c’est un philosophe portugais réfugié à Amsterdam, Uriel da Costa, qui est victime de l’intolérance religieuse pour ses idées jugées hérétiques par les mêmes autorités, et qui doit subir la flagellation publique. Juan de Prado, ami de Spinoza, est à son tour exclu de la communauté en 1657.

C’est dans ce contexte conflictuel entre le républicanisme humaniste et tolérant d’une part et le théocratisme intolérant et liberticide d’autre part que Spinoza suspend pour un temps l’écriture inachevée de l’Éthique pour s’adonner pendant plusieurs années à un nouvel ouvrage, le Traité théologico-politique, en prenant des risques pour sa vie. Lui-même, dans la préface de ce livre, nous « expose les causes qui l’ont poussé à écrire » le Traité

Le grand danger qui menace la République libre, écrit-t-il, c’est lorsqu’au nom de la Religion, le libre exercice de la raison de chacun soit entravé et les hommes asservis. Que sous prétexte de la religion, on veut régler par les lois la pensée. C’est alors qu’on verra les opinions imputées à crime et punies comme des attentats.  Spinoza demande que le droit de l’État se limite à réprimer les actes et non les paroles, pensées et opinions. Il est étonné que ceux qui professent la religion se combattent avec violences, haines et cruautés inouïes. Et il pense que le mal vient des abus de l’Église, de ses ambitions, de son avarice sordide, de son dogmatisme, de ses intérêts matériels. De la Religion et du culte, conclut Spinoza, il ne reste plus que des préjugés et crédulités qui changent les hommes d’êtres raisonnables en brutes, en leur ôtant le libre usage de leur jugement, c’est-à-dire leur puissance de penser en hommes libres, dans la liberté.

 « Mais si le grand secret du régime monarchique et son intérêt principal, c’est de tromper les hommes et de colorer du beau nom de religion la crainte où il faut les tenir asservis, de telle façon qu’ils croient combattre pour leur salut en combattant pour leur esclavage [Note : c’est la célèbre formule d’Étienne de la Béotie reprise ici par Spinoza : Comment se fait-il que les hommes combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut ? (Le discours de la servitude volontaire]… comment concevoir rien de semblable dans un État libre… puisque rien n’est plus contraire à la liberté générale que d’entraver par des préjugés ou de quelque façon que ce soit le libre exercice de la raison de chacun ! Quant aux séditions qui s’élèvent sous prétexte de religion, elles ne viennent que d’une cause, c’est qu’on veut régler par des lois les choses de la spéculation, et que dès lors des opinions sont imputées à crime et punies comme des attentats. Mais ce n’est point au salut public qu’on immole des victimes, c’est à la haine, c’est à la cruauté des persécuteurs. Que si le droit de l’État se bornait à réprimer les actes, en laissant l’impunité aux paroles…

Je me suis souvent étonné de voir des hommes qui professent la religion chrétienne… se combattre les uns les autres avec une telle violence et se poursuivre d’une haine si farouche, que c’est bien plutôt par ces traits qu’on distingue leur religion… En cherchant la cause de ce mal, j’ai trouvé qu’il vient surtout de ce qu’on met les fonctions du sacerdoce, les dignités, les devoirs de l’Église au rang des avantages matériels… C’est ainsi que les abus sont entrés dans l’Église… le zèle de la propagation de la foi se tourner en ambition et en avarice sordide… De là les disputes, les jalousies et ces haines implacables… Il ne faut point s’étonner, après cela… que la foi ne soit plus aujourd’hui que préjugés et crédulités… qui changent les hommes d’êtres raisonnables en brutes».

Spinoza. TTP Préface. Voir :

http://spinozaetnous.org/ttp/preface.htm

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Les conceptions laïques de Spinoza sont fondées sur deux grands principes fondamentaux  (en conclusion de ces pages, on verra leur correspondance avec les principes de la laïcité tels qu’ils sont définis aujourd’hui en dépit des divergences et des ambigüités) : premièrement la liberté de conscience et d’opinion et deuxièmement la séparation de l’État et des Églises.

1° La liberté de pensée, de conscience et d’opinion.

 « On établit que dans un État libre chacun a le droit de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense… Moins donc on accorde aux hommes la liberté de la pensée, plus on s’écarte de l’état qui leur est le plus naturel, et plus par conséquent le gouvernement devient violent… La ville d’Amsterdam n’a-t-elle pas expérimenté les bienfaits d’une grande liberté?... Dans cette florissante République et ville splendide, des hommes - de toute origine nationale et appartenant à toutes sortes de sectes religieuse -  vivent entre eux dans la concorde la plus parfaite… Quant aux différentes religions et aux différentes sectes, que leur importe ? Et de même devant les tribunaux, le juge ne tient aucun compte des croyances religieuses pour l’acquittement ou la condamnation d’un accusé. » (Voir l’annexe II) 

L’axe central de la philosophie politique de Spinoza (développée dans ses fondements théoriques de base principalement dans les propositions 35 et 37 de la 4ème partie de l’Éthique) est la liberté. La liberté de la multitude conduite par son imagination, sa raison (le troisième genre de connaissance spinoziste) et ses passions. Une communauté pluraliste, qui puise sa potentia, sa puissance, et l’accroît dans sa liberté même et par ses actes. SEULE la liberté permet à l’homme de produire de l’utile vrai, c’est-à-dire des choses bénéfiques à tous, à la fois à soi-même en tant qu’individu qu’à la collectivité à laquelle il appartient et dont il ne peut en aucune façon se soustraire par sa nature même.

À cette situation régie par les libertés : liberté de conscience, de pensée, de parole d’opinion… pour tous, sans distinctions de nationalité, de religion... s’oppose radicalement une autre situation, celle régie par l’absolutisme, c’est ce que préconise Hobbes de la génération d’avant Spinoza, selon laquelle l’homme est le loup pour l’homme (homo homini lupus), et qui donc soumet les hommes à la domination de l’UN, de l’autorité du souverain despote.

La première vision est la conception politique libertaire et laïque de Spinoza, dans laquelle l’homme est Dieu pour l’homme (homo homini deus) : l’homme sous la conduite de sa propre raison, ses passions, ses affects, solidaire des autres hommes, sans distinctions ni discriminations, et émancipé de toute transcendance, de toute domination d’ordre politique, religieux etc. Il s’agit ici d’une vision du monde fondée sur la diversité et le pluralisme de la multitude agissante, dans les libertés totales, pour tout un chacun et pour tous. Une vision du monde donc irréconciliable avec tout absolutisme, tout théocratisme, tout autoritarisme. Une vision qui  favorise la paix et la vie commune des hommes dans leur diversité pour la production de l’utile vrai et pour l’individu et pour la collectivité.

La seconde vision, par contre, en abolissant les libertés, en instituant le potestas  ne peut être que génératrice de la violence, de l’oppression et de la guerre. Dans le cadre de cette vision-là, deux groupes se trouvent et s’opposent radicalement aux libertés et à ce que les hommes dans leurs diversités de tout genre et sans restrictions vivent également en libertés. D’un côté il-y-a les ignorants qui dans la terminologie de Spinoza se réfèrent aux puissants, aux potestas et de l’autre il-y-a le vulgus qui se réfère aux théologiens et aux prédicateurs fanatiques, ainsi qu’au peuple soumis à leur influence. (Voir à ce sujet Paolo Cristofolini dans : Spinoza Chemins dans l’ »Éthique »).

Pour Spinoza, la liberté est l’objectif premier. La liberté seule permet et facilite positivement le développement des activités de tous les  hommes vers l’acquisition de l’utile vrai comme but de l’humain.

 

2° La séparation de l’État et des Églises.

Le deuxième principe laïque dans la philosophie politique de Spinoza est la séparation de l’État et des Églises. Quoi que, à notre sens, l’expression telle quelle n’existe  pas explicitement dans les œuvres de Spinoza, mais que son sens et son esprit se trouvent en profondeur dans le Traité théologico-politique.

« Ces considérations montrent clairement :

I. Qu’il n’y a rien de plus funeste à la fois à la religion et à l’État que de confier aux ministres du culte le droit de porter des décrets ou d’administrer les affaires publiques ; qu’au contraire, toutes choses demeurent bien établies, lorsqu’ils se renferment dans les limites de leurs attributions et qu’ils se bornent à répondre aux questions qui leur sont adressées, et, en tout cas, restreignent leurs enseignements et leurs actes administratifs aux choses reçues et consacrées par un long usage.

II. Que rien n’est si périlleux que de rapporter et de soumettre au droit divin des choses de pure spéculation, et d’imposer des lois aux opinions qui sont ou peuvent être un sujet de discussion parmi les hommes. Le gouvernement en effet ne peut être que violent là où les opinions, qui sont la propriété de chacun et dont personne ne saurait se départir sont imputées à crime ; il y a plus, dans un tel pays, le gouvernement est ordinairement le jouet des fureurs du peuple.

III. On voit encore combien il importe pour l’État et pour la religion de confier au souverain le droit de décider de la justice et de l’injustice. Car si ce droit de juger la valeur morale des actions n’a pu être confié aux divins prophètes qu’au grand dommage de l’État et de la religion, combien moins devra-t-il l’être à des hommes qui n’ont ni la science qui prévoit l’avenir, ni la puissance qui opère les miracles ! Mais c’est encore un sujet que je me réserve de traiter spécialement. » (Voir l’annexe III) 

 

Selon Spinoza, les ministres du culte n’ont rien à faire dans les affaires de l’État, dans l’administration des choses publiques. Le droit de porter des décrets ou d’administrer les affaires publiques, l’élaboration et l’établissement des lois et règles sont tous des fonctions qui reviennent légitimement à l’ordre temporel (au souverain, à l’administration, à l’État) et non aux instances religieuses.

Dans une République libre régie par la séparation des deux pouvoirs temporels et spirituels, les lois et décisions d’ordre public acquièrent leur légitimité, non du canon religieux et des « livres saints » comme c’est le cas dans la théocratie, mais de la raison débattue des hommes, qui à chaque instant peuvent être modifiés, révisés ou même abrogés.

Mais la fonction des instances religieuses, des différentes Églises et cultes, dans la communauté particulière de ceux qui leur reconnaissent librement un rôle, est celle d’une libre exhortation, dépourvue de toute emprise a priori, car resserrée dans la force du seul témoignage spirituel, ou du seul conseil éthique. (La Laïcité, page 172)

Spinoza, insiste bien sur la différence fondamentale qui sépare les deux types et genres d’actes : ceux qui régissent l’État et ceux qui régissent la Religion. L’État est le seul domaine d’application légitime des lois communes. La Religion est du domaine privé de la foi et des croyances. Cela dit, l’exercice du culte non seulement doit demeurer pleinement libre, mais doit être aussi garanti et assuré par l’État. Selon Spinoza, si la religion ne doit pas intervenir dans les affaires publiques, l’État  aussi ne doit pas intervenir dans les affaires de l’Église.

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Conclusion

La Laïcité, comme concept politique, social et juridique, concerne strictement les rapports entre l’Etat et le secteur public d’une part et les religions avec leur institution d’autre part. La laïcité s’est affirmé particulièrement et principalement en France au cours d’un long processus historique de luttes sociales et politiques contre le cléricalisme à partir de la Révolution française et plus concrètement, après la Commune de Paris en 1871 et pendant la troisième République en France avec le mouvement pour l’école publique laïque et républicaine qui aboutit à la Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat.

On sait que le mot, utilisé pour la première fois dans un document officiel remontant aux événements de la Commune de Paris, vient du grec ancien λαος (Laos) désignant le peuple, la foule des guerriers armés dans l’Iliade de Homère ou la masse du peuple et en particulier les paysans, artisans et marins.

Aujourd’hui, avec la montée des intégrismes religieux, des nationalismes, de la xénophobie, des identitarismes, du racisme etc., en France et dans le monde,  le sens de la laïcité tel qu’il a été déterminé au début du siècle dernier est devenu un sujet à controverse dans les divers milieux. On parle de laïcité au sens large, strict, radical, soft ou dur etc.

À notre avis, il nous semble que le concept de laïque et de laïcité, comme d’ailleurs celui de la sécularisation, devrait plutôt garder son sens d’origine régissant les rapports entre l’État et la Religion (les Églises). Cela va de soi que la laïcité qui garantit les libertés et abolit les discriminations d’ordre religieux ne peut pas se réaliser et perdurer sans démocratie, sans égalité des femmes et des hommes et sans libertés de tous sans distinction de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. (Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948).

Mais rappelons ici, les trois piliers fondamentaux de la laïcité.

1- La séparation de l’État et de la religion. L’indépendance, l’autonomie et la neutralité de l’Etat et du secteur public vis à vis des religions et de leurs institutions. L’État ne reconnait aucune religion, qu’elle soit majoritaire ou non dans la population. Dans un État laïque, il ne peut y avoir de religion d’Etat ou reconnue par l’État, ni de religion officielle. La Constitution et les lois du pays ne se réfèrent à aucune religion et n’en mentionnent aucune. Les deux institutions étatique et religieuse n’interviennent pas dans leurs affaires réciproques.

2- Le respect de la liberté d’opinion et de conscience. L’État laïque respecte la liberté religieuse et sa pratique individuelle ou collective. Toute personne indépendamment de ses croyances religieuses ou non religieuses, athée, agnostique etc. est libre de s’exprimer et d’opiner librement.  La religion est une affaire privée.

3- Toutes les personnes, quelle que soit leur appartenance religieuse, cultuelle ou confessionnelle, ont des droits égaux sans aucune discrimination fondée sur la religion et les croyances.

Nous considérons que ces principes de la laïcité sont « universels » en ce sens qu’ils sont indépendants de la particularité de chaque pays.

 

Spinoza est un des premiers (sinon le premier) philosophe de la modernité qui plaide pour la liberté totale de la conscience et pour la séparation de l’État et de la religion. Il est issu d’une famille juive persécutée par l’inquisition ibérique qui a émigré en Hollande, et il vit dans une république marchande du 17ème siècle où les diverses religions coexistent et où les libres penseurs pourchassés par une Europe intolérante se réfugient. Lui-même est excommunié par l’autorité religieuse juive pour cause d'hérésie de façon particulièrement violente et définitive (le herem de Spinoza).

Dans la théorie politique spinozienne, L’État est démocratique et laïque c’est-à-dire totalement séparée de toute emprise religieuse, la liberté de conscience et d’opinion est garantie pour tous sans exception. C’est ce qui ressort clairement de ses énoncés :

« Dans un État démocratique… moins il est laissé aux hommes de liberté, plus on s’écarte de l’état le plus naturel, et plus le gouvernement a de la violence. »

« Dans cette république très florissante… des hommes de toutes nations et de toutes sectes vivent dans la plus parfaite concorde… la Religion ou la secte ne les touche en rien.»

« Nous voyons par là très clairement : 1° combien il est pernicieux, tant pour la Religion que pour l’État, d’accorder aux ministres du culte le droit de décréter quoi que ce soit ou de traiter les affaires de l’État. 2° Combien il est dangereux de rattacher aux règles du droit divin les questions d’ordre purement spéculatif. 3° Nous voyons combien il est nécessaire, tant pour l’État que pour la Religion, de reconnaître au souverain le droit de décider de ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas.» 

C’est ainsi que deux siècles avant l’avènement de la laïcité, les fondements de sa théorie sont présentés par Spinoza, dans sa complétude : Séparation de l’État et de la religion d’une part et Liberté de conscience et d’opinion d’autre part : tous deux indissociables comme les doigts de la main. 

 

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Annexe I

Éthique 
démontrée suivant l'ordre géométrique

Baruch Spinoza

Quatrième partie 
De l’esclavage de l’homme
ou de la force des affects

Extrait

 

Homo homini deus

 

 

Corollaire 2 de la proposition 35

Plus chaque homme cherche ce qui lui est utile, plus les hommes sont réciproquement utiles les uns aux autres. Plus, en effet, chaque homme cherche ce qui lui est utile et s'efforce de se conserver, plus il a de vertu (par la proposition 20, partie 4), ou, ce qui est la même chose (par la définition 8, partie 4), plus il a de puissance pour agir selon les lois de sa nature, c'est-à-dire (par la proposition 3, partie 3) suivant les lois de sa raison. Or les hommes ont la plus grande conformité de nature quand ils vivent suivant la raison (par la proposition précédente). Donc (par le précédent corollaire) les hommes sont d'autant plus utiles les uns aux autres que chacun cherche davantage ce qui lui est utile. C.Q.F.D.

Scolie de la proposition 35

Ce que nous venons de montrer, l'expérience le confirme par des témoignages si nombreux et si décisifs que c'est une parole répétée de tout le monde : L'homme est pour l'homme un Dieu. Il est rare pourtant que les hommes dirigent leur vie d'après la raison, et la plupart s'envient les uns les autres et se font du mal. Cependant, ils peuvent à peine supporter la vie solitaire, et cette définition de l'homme leur plaît fort : L'homme est un animal sociable. La vérité est que la société a beaucoup plus d'avantages pour l'homme qu'elle n'entraîne d'inconvénients. Que les faiseurs de satires se moquent donc tant qu'il leur plaira des choses humaines ; que les théologiens les détestent à leur gré, que les mélancoliques vantent de leur mieux la vie grossière des champs, qu'ils méprisent les hommes et prennent les bêtes en admiration ; l'expérience dira toujours aux hommes que des secours mutuels leur donneront une facilité plus grande à se procurer les objets de leurs besoins, et que c'est seulement en réunissant leurs forces qu'ils éviteront les périls qui les menacent de toutes parts. Mais je m'abstiens d'insister ici, pour montrer qu'il est de beaucoup préférable et infiniment plus digne de notre intelligence de méditer sur les actions des hommes que sur celles des bêtes.

Spinoza. Éthique. IV, prop 35, Corollaire II, Scolie. Voir :

http://spinozaetnous.org/wiki/%C3%89thique_IV#Proposition_35

 

Annexe II

Traité théologico-politique

Baruch Spinoza

Chapitre XX

Extrait

 

On établit que dans un État libre chacun a le droit de penser

Ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense

 

« N’avons-nous pas montré que dans le gouvernement démocratique (le plus voisin de l’état naturel) tous les citoyens s’obligent par un pacte à conformer à la volonté commune leurs actions, mais non pas leurs jugements et leurs pensées, c’est-à-dire que tous les hommes, ne pouvant pas avoir sur les mêmes choses les mêmes sentiments, ont établi que force de loi serait acquise à toute mesure qui aurait pour elle la majorité des suffrages, en se conservant cependant le pouvoir de remplacer cette mesure par une meilleure, s’il s’en trouvait ? Moins donc on accorde aux hommes la liberté de la pensée, plus on s’écarte de l’état qui leur est le plus naturel, et plus par conséquent le gouvernement devient violent. Faut-il prouver que cette liberté de penser ne donne lieu à aucun inconvénient que l’autorité du souverain pouvoir ne puisse facilement éviter, et qu’elle suffit à retenir des hommes ouvertement divisés de sentiments dans un respect réciproque de leurs droits, les exemples abondent, et il ne faut pas aller les chercher bien loin : citons la ville d’Amsterdam, dont l’accroissement considérable, objet d’admiration pour les autres nations, n’est que le fruit de cette liberté. Au sein de cette florissante république, de cette ville éminente, tous les hommes, de toute nation et de toute secte, vivent entre eux dans la concorde la plus parfaite ; et pour confier ou non leur bien à quelque citoyen, ils ne s’informent que d’une chose : est-il riche ou pauvre, fourbe ou de bonne foi ? Quant aux différentes religions et aux différentes sectes, que leur importe ? Et de même devant les tribunaux, le juge ne tient aucun compte des croyances religieuses pour l’acquittement ou la condamnation d’un accusé, et il n’est point de secte si odieuse dont les adeptes (pourvu qu’ils ne blessent le droit de personne, rendent à chacun ce qui lui est dû, et vivent selon les lois de l’honnêteté) ne trouvent publiquement aide et protection devant les magistrats. Au contraire, lorsque autrefois la querelle religieuse des Remontrants et des Contre remontrants commença à pénétrer dans l’ordre politique et à agiter les États, on vit la religion déchirée par les schismes, et mille exemples prouvèrent sans réplique que les lois qui concernent la religion et qui ont pour but de couper court aux controverses, ne font qu’irriter la colère des hommes au lieu de les corriger, qu’elles sont pour beaucoup l’occasion d’une licence sans limite, qu’en outre les schismes n’ont pas pour origine l’amour de la vérité (lequel est au contraire une source de douceur et de mansuétude), mais un violent désir de domination : ce qui prouve plus clair que le jour que les vrais schismatiques sont bien plutôt ceux qui condamnent les écrits des autres et animent séditieusement contre les écrivains la foule effrénée, que les écrivains eux-mêmes, qui, la plupart du temps, ne s’adressent qu’aux doctes et n’appellent à leur secours que la seule raison ; de plus, que ceux-là sont de vrais perturbateurs de l’ordre public qui, dans un État libre, veulent détruire cette liberté de la pensée que rien ne saurait étouffer.

Ainsi nous avons montré : 1° qu’il est impossible de ravir aux hommes la liberté de dire ce qu’ils pensent ; 2° que, sans porter atteinte au droit et à l’autorité des souverains, cette liberté peut être accordée à chaque citoyen, pourvu qu’il n’en profite pas pour introduire quelque innovation dans l’État ou pour commettre quelque action contraire aux lois établies ; 3° que chacun peut jouir de cette même liberté sans troubler la tranquillité de l’État et sans qu’il en résulte d’inconvénients dont la répression ne soit facile ; 4° que chacun en peut jouir sans porter atteinte à la piété ; 5° que les lois qui concernent les choses de pure spéculation sont parfaitement inutiles ; 6° enfin que non-seulement cette liberté peut se concilier avec la tranquillité de l’État, avec la piété, avec les droits du souverain, mais encore qu’elle est nécessaire à la conservation de tous ces grands objets. Là en effet où l’on s’efforce de la ravir aux hommes, là où l’on fait le procès aux opinions dissidentes, et non aux individus, qui seuls peuvent faillir, là ce sont les honnêtes gens dont le supplice est donné en exemple, et ces supplices sont considérés comme de vrais martyres qui enflamment la colère des gens de bien et excitent en eux des sentiments de pitié, sinon de vengeance, au lieu de porter la frayeur dans leur âme. Alors les saines pratiques et la bonne foi se corrompent, la flatterie et la perfidie sont encouragées, les ennemis des victimes triomphent en voyant le pouvoir faire de telles concessions à leur fureur et par là se constituer sectateur de la doctrine dont ils se donnent pour interprètes. Qu’arrive-t-il enfin ? Que ces hommes usurpent toute autorité, et ne rougissent point de se déclarer immédiatement élus par Dieu, de proclamer divins leurs décrets, et simplement humains ceux qui émanent du gouvernement, afin de les soumettre aux décrets divins, c’est-à-dire à leurs propres décrets. Or qui ne sait combien cet excès est contraire au bien de l’État ? C’est pourquoi je conclus, comme je l’ai déjà fait au chapitre XVIII, qu’il n’y a rien de plus sûr pour l’État que de renfermer la religion et la piété tout entière dans l’exercice de la charité et de l’équité, de restreindre l’autorité du souverain, aussi bien en ce qui concerne les choses sacrées que les choses profanes, aux actes seuls, et de permettre, du reste, à chacun de penser librement et d’exprimer librement sa pensée. »

Spinoza. TTP. Chapitre XX. Voir :

http://spinozaetnous.org/wiki/Trait%C3%A9_th%C3%A9ologico-politique/Chapitre_XX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Annexe III

Traité théologico-politique

Baruch Spinoza

Chapitre XVIII

Extrait

 

Quelques principes politiques déduits de l'examen de la République des Hébreux et de leur histoire.

 

Ces considérations montrent clairement :

I. Qu’il n’y a rien de plus funeste à la fois à la religion et à l’État que de confier aux ministres du culte le droit de porter des décrets ou d’administrer les affaires publiques ; qu’au contraire, toutes choses demeurent bien établies, lorsqu’ils se renferment dans les limites de leurs attributions et qu’ils se bornent à répondre aux questions qui leur sont adressées, et, en tout cas, restreignent leurs enseignements et leurs actes administratifs aux choses reçues et consacrées par un long usage.

II. Que rien n’est si périlleux que de rapporter et de soumettre au droit divin des choses de pure spéculation, et d’imposer des lois aux opinions qui sont ou peuvent être un sujet de discussion parmi les hommes. Le gouvernement en effet ne peut être que violent là où les opinions, qui sont la propriété de chacun et dont personne ne saurait se départir sont imputées à crime ; il y a plus, dans un tel pays, le gouvernement est ordinairement le jouet des fureurs du peuple. Ainsi Pilate, cédant à la colère des pharisiens, fit crucifier le Christ qu’il croyait innocent. Ensuite les pharisiens, pour dépouiller les riches de leurs dignités, se mirent à agiter les questions religieuses et à accuser d’impiété les saducéens ; et, à l’exemple des pharisiens, les plus détestables hypocrites, agités de la même rage, qu’ils décoraient du nom de zèle pour les droits de Dieu, s’acharnèrent à persécuter des hommes recommandables par leurs vertus et odieux par cela même au peuple, décriant publiquement leurs opinions et allumant contre eux la colère d’une multitude effrénée. Or comme cette licence religieuse se déguise sous le masque de la religion, elle échappe à tout moyen de répression là surtout où le souverain a introduit quelque secte dont il n’est pas lui-même le chef. Car alors les hommes qui dirigent l’État ne sont plus considérés comme les interprètes du droit divin, mais comme de simples sectaires qui reconnaissent dans les docteurs de la secte les légitimes interprètes de ce droit. Et voilà pourquoi, aux yeux du peuple, l’autorité des magistrats touchant les croyances religieuses est de nulle valeur ; celle des docteurs, au contraire, est toute-puissante, au point que les rois mêmes doivent, selon lui, se soumettre docilement à leurs interprétations. Pour mettre les États à l’abri de tous ces maux, on ne saurait imaginer rien de mieux que de faire consister la piété et le culte tout entier dans les œuvres, à savoir, dans l’exercice de la charité et de la justice, et de laisser libre le jugement de chacun sur tout le reste. Mais nous reviendrons abondamment sur ce sujet.

III. On voit encore combien il importe pour l’État et pour la religion de confier au souverain le droit de décider de la justice et de l’injustice. Car si ce droit de juger la valeur morale des actions n’a pu être confié aux divins prophètes qu’au grand dommage de l’État et de la religion, combien moins devra-t-il l’être à des hommes qui n’ont ni la science qui prévoit l’avenir, ni la puissance qui opère les miracles !

Spinoza. TTP. Chapitre XVIII. Voir :

http://spinozaetnous.org/wiki/Trait%C3%A9_th%C3%A9ologico-politique/Chapitre_XVIII

Bibliographie

 

La Laïcité. Textes choisis & présentés.  Henri Pena-Ruz. GF Flammarion. 2003.

Spinoza Chemins dans l’ « Éthique ». Paolo Cristofolini. Puf, 1998.

Spinoza et la politique. Étienne BALIBAR. Puf. 1996.

La Laïcité. Maurice Barbier. L’Harmattan, 1995.

Qu’est-ce que la laïcité ? Catherine Kintzler. Vrin 2007.

6° Histoire de la laïcité